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le 7 avril 2014

La levure future super ogm?
Par Sylvestre Huet

Un «super OGM»? Une levure de synthèse? Un outil pour la science? Un outil pour les industriels des biotechnologies? Un risque? Une opportunité? Vendredi 28 mars, la revue Science a publié un article (1) posant toutes ces questions. Il annonce la «synthèse totale d’un chromosome d’Eucaryote, fonctionnel, et produit sur plans».

La revue n’hésite pas à parler de «Mont Everest» de la biologie synthétique avec cette publication. Motif? Il s’agit du «premier chromosome d’eucaryote» artificiel. L’un des seize chromosomes de la levure du boulanger, Saccharomyces cerevisiae pour les biologistes. Un micro-organisme utilisé pour faire du pain, de la bière, ou dans les productions de bioéthanol en fermenteur industriel. Mais également l’outil de base de la génétique des eucaryotes dans les laboratoires de biologie moléculaire du monde entier, apprécié pour sa robustesse et sa capacité à recopier l’ADN. «La levure c’est pratique, pas cher, robuste… un peu l’outil à tout faire», explique Romain Koszul (CNRS, Institut Pasteur) l’un des 80 signataires de l’article de Science. Une équipe internationale, surtout américaine (John Hopkins University à Baltimore) dirigée par Jef Boeke (New-York University), mais où plusieurs groupes français (CNRS, Université Pierre et Marie Curie) se sont glissés.

PROCARYOTE ET EUCARYOTES

Eucaryote ? Le mot fait tilt pour tout biologiste et toute personne se souvenant de ses cours de biologie de collège. Le monde vivant se divise en effet entre procaryotes - les bactéries et archées dont le matériel génétique est libre dans la cellule - et eucaryotes dont le génome est confiné dans un noyau distinct du reste de la cellule. Autrement dit, une levure est plus proche, en termes de biologie moléculaire et d’organisation de son génome d’un homme que d’une bactérie. Et plus compliquée que cette dernière. Outre la taille du génome, il présente surtout un ordre architectural : «pour être fonctionnel le chromosome ne doit pas seulement aligner les bonnes séquences d’ADN, il doit aussi s’intégrer dans la disposition en trois dimensions du génome dans le noyau cellulaire», précise Pierre Tambourin, le directeur du Génopole d’Evry.

Or, jusqu’à présent, les pionniers de la biologie de synthèse s’étaient attaqués aux bactéries, à l’image de la première bactérie synthétique dont le génome avait été chimiquement fabriqué par l’équipe de Craig Venter en 2010. Un choix dicté par la simplicité recherchée - produire le génome minimal nécessaire à la vie bactérienne - et par les perspectives d’utilisation industrielle.

Avec ce premier chromosome synthétique de levure, l’étape franchie est donc très symbolique puisque, note sans hésitation Pierre Tambourin : «Cette première montre que cela sera possible pour un végétal ou un animal.»

La revue Science consacre d’ailleurs un long commentaire à cette publication, sous-titré: «chromosome par chromosome, une armée mondiale de chercheurs et d’étudiants est en train de construire le premier génome synthétique d’eucaryote.» Rien que ça ! Boeke parle, lui, «d’étape comparable au premier séquençage du génome humain». Mais vrai. Une coopération mondiale, réunissant de nombreux laboratoires et mobilisant des centaines d’étudiants en masters et doctorats, avec une très forte participation d’équipe chinoises, s’est réparti les 16 chromosomes de la levure.

Romain Koszul précise l’étape franchie. Des étudiants ont d’abord réalisé par synthèse chimique des petits fragments d’ADN, puis, ces derniers ont ensuite petit à petit été intégrés au chromosome naturel de la levure, «jusqu’à remplacement total». En outre, le chromosome artificiel ne représente «que 2,5% du génome, mais tout de même 300.000 paires de base sur les 12,5 millions au total». L’opération ne visait pas à remplacer les séquences d’ADN par des séquences identiques, mais par celles conçues sur ordinateur et visant une transformation du chromosome. Cela a profondément modifié le génome. Dans le sens d’une simplification assez radicale, avec élimination de parties répétitives, puisque le chromosome naturel comporte plus de 316.000 paires de bases. Or, la levure a ensuite été cultivée sans problème, prouvant ainsi que son génome, malgré cette transformation était fonctionnel.

Ce premier résultat semble montrer que l’objectif final de l’assemblage d’un génome totalement artificiel, conçu sur ordinateur, de la levure Saccharomyces cerevisiae n’est plus qu’une question de temps et d’argent.

Que faire de ce nouvel outil? De la science, de l’industrie? Romain Koszul souligne l’intérêt «scientifique, académique» de ce travail. Comprendre le fonctionnement des génomes, qui reste en grande partie mystérieux. Au point que des débats se poursuivent sur la notion de gène, et surtout de «programmation génétique», à laquelle de chercheurs opposent une vision «stochastique», où le hasard intervient fortement, dans la vie cellulaire (lire l'interview de Jean-Jacques Kupiec à l'occasion de la publication des résultats du programme Encode). «Nous pourrons jouer avec le génome et étudier des processus biologiques avec un outil puissant d’investigation», se réjouit Romain Koszul. Parmi ses cibles de recherche, «l’organisation tridimensionnelle du génome, comment est-elle modifiée par l’élimination des séquences répétées», ou «des expériences d’évolution accélérée en milieu contrôlé».

SCIENCE OUVERTE OU BREVETS?

Cette visée scientifique est manifestement au cœur de la coopération mondiale mise sur pieds. Ainsi, les participants ont-ils signé une charte qui interdit tout but lucratif à cette recherche. «La prise de brevets sur les résultats on n’est pas trop pour», note Koszul. Le jeune chercheur plaide pour une science ouverte, «tous nos résultats sont en open source», affirme t-il. Et les souches cultivées peuvent être envoyées aux chercheurs qui en font la demande. Quant à la dimension «éducative», avec la mobilisation de nombreux étudiants, si elle témoigne d’une technologie de laboratoire consommatrice de main-d’œuvre mais accessible, elle lui semble un point positif de l’aventure. Pourtant, il ne nie pas les perspectives d’applications industrielles. Logique puisque avec cette artificialisation «le génome devient très plastique et pourrait accepter des voies métaboliques très différentes pour produire des molécules d’intérêt pour la pharmacie ou l’industrie.»

Pierre Tambourin, lui, regrette une certaine «naïveté» des chercheurs français une accusation que pour sa part Koszul récuse. Il n’est certes pas indifférent aux avancées scientifiques de ces travaux. Même s’il demeure sceptique vis-à-vis de certaines formulations de Craig Venter, en particulier sur cette idée d’un génome minimal de la vie. Mais il voit dans la biologie de synthèse un énorme enjeu économique et industriel. Parmi lesquels, «la bio production de médicaments dont certains dépendent aujourd’hui de la production par des plantes. Si on pouvait récupérer les gènes qui codent pour les molécules actives et les insérer dans une bactérie ou une levure afin de les produire en masse, à faible coût…», envisage-t-il déjà.

Récemment, la ministre de la recherche, Geneviève Fioraso lançait la «création d’une équipe France» sur la biologie de synthèse. Peu d’argent public à distribuer, mais plutôt la diffusion d’une sorte de «patriotisme économique», réunissant des équipes de recherche publiques et privées avec des perspectives d’innovations arrivant sur le «marché» —le mot est souligné par la ministre— dans une logique de filière industrielle. Lire cette note sur «les déjeuners de Madame Fioraso».

Quant aux risques éventuels de la dissémination de ces organismes de synthèse, Pierre Tambourin souligne le paradoxe: plus ils sont transformés, plus leur génome sera réduit à ce qui intéresse l’utilisateur, moins ils seront dangereux, car incapables de survivre en milieu naturel. Furieux débats en perspective.

(1) Narayana Annaluru et al. Science du 28 mars 2014.

 

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