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13 décembre 2015

 

«Le mouvement pour la justice climatique a remporté le combat»

Par Christian Losson et Coralie Schaub

 

Kumi Naidoo, directeur exécutif international de Greenpeace, revient pour Libération sur les leçons à tirer de l’accord de Paris sur le climat.

 

Cet accord de Paris sera-t-il perçu dans quelques années comme un vrai pas en avant?

Tout dépend si, après une petite pause ce dimanche, nous nous retroussons les manches dès lundi et commençons à travailler très dur. Car l’heure n’est ni au triomphalisme, ni au désespoir. Pas de triomphalisme, parce que des centaines de milliers de personnes ont perdu la vie à cause du temps qu’on a mis à parvenir à cet accord. Beaucoup d’autres vies sont en danger. Nous voyons déjà comment les événements climatiques extrêmes touchent les gens : des millions d’entre eux ont perdu leur logement et leurs moyens d’existence. Une des grandes choses est d’avoir obtenu dans l’accord l’objectif des 1,5°C de hausse des températures par rapport à l’ère préindustrielle, pour lequel se sont battues les nations pauvres, les villes côtières, les îles dont l’altitude est peu élevée, etc.

 

Mais les engagements des Etats mis sur la table nous mènent toujours au-dessus des 3°C de hausse des températures.

Oui, nous sommes toujours dans une ornière climatique très profonde. Et la seule différence maintenant est que cet accord en a rendu les pentes un peu moins raides et qu’on peut peut-être en sortir. Mais ce n’est pas non plus le moment de désespérer car le mouvement pour la justice climatique peut être satisfait : il est parvenu à remporter le combat. Chaque pays désormais est d’accord avec ce que nous disons depuis si longtemps : nous devons agir d’urgence, et être solidaire à l’échelle mondiale. Donc aujourd’hui, nous pouvons dire sans trop nous avancer qu’un des acquis de cet accord, c’est qu’on s’en souviendra, enfin je l’espère, comme du début de la fin de l’ère des énergies fossiles.

 

Vraiment, est-ce crédible?

C’est une question d’interprétation. Et nous allons utiliser cette dynamique, cet élan, pour faire en sorte que cette interprétation soit claire. Si vous dites que nous devons contenir le réchauffement autour d’1,5°C, la seule façon d’y arriver, c’est d’avoir une vision. Il faut que dans les 35 années qui viennent, nous agissions de façon radicale pour assurer un accès à 100% d’énergies renouvelables pour tous. Donc aujourd’hui, je dirais aux investisseurs du monde entier : «Si vous avez de l’argent dans le pétrole, le charbon et le gaz, retirez-le vite et placez-le dans les renouvelables. Car même avec une optique totalement orientée "business", c’est ce que vous avez intérêt à faire.»

 

Qu’est ce qui a changé?

Cet accord n’aurait pas été possible sans les énormes compromis que les pays en développement ont dû faire, et dans certains cas, ont été forcés à faire. Ils ont montré de la magnanimité, de la générosité et ont choisi de faire confiance aux pays développés, dans l’espoir qu’ils respectent leurs promesses en termes de financement, en particulier via le Fonds vert pour le climat. Et soyons très clairs : les pays pauvres ne demandent pas la charité aux riches. Ils disent: «Payez votre dette climatique. Vous avez construit vos économies en émettant du carbone, et nous sommes ceux qui payons le prix le plus fort des impacts climatiques.» Cet accord de Paris est donc une boîte à outils pour l’avenir. Mais si des parents ou des grands-parents pensent que le futur de leurs enfants ou petits-enfants est sécurisé grâce à ce texte, ils se font des illusions. On a une base pour gagner la bataille, mais il faudra redoubler d’efforts dans les mois et les années à venir.

 

L’accord est peu contraignant: il fait reposer l’édifice sur la seule transparence et l’effet de réputation. Est-ce suffisant?

Les pays qui pensent pouvoir échapper à cet accord doivent savoir que tous les activistes du monde, et pas seulement les militants climatiques, mais aussi les leaders religieux, les responsables syndicaux, les mouvements sociaux, ne les laisseront pas en paix. Et nous voulons dire à nos frères et sœurs qui travaillent dans l’industrie fossile…

 

Vous les appelez «vos frères et sœurs»?

Je ne parle pas forcément des dirigeants. Mais si des travailleurs sont prisonniers de ces industries, ce n’est pas de leur faute, c’est parce qu’on leur a toujours expliqué que c’était l’unique façon de produire de l’énergie. Mais on va se battre comme jamais, aux côtés des syndicats, pour pousser à une transition juste vers une économie verte. Tous les travailleurs devront être formés, accompagnés, pour acquérir les compétences permettant de faire cette transition vers la seule énergie de l’avenir: l’énergie renouvelable.

 

Redoutez-vous que l’accord de Paris profite aussi à ceux qui défendent des fausses solutions, comme le nucléaire ou les OGM?

Ces lobbies étaient clairement au Bourget, dans les coulisses, ou œuvrant au sein même de certaines délégations. Mais le nucléaire est une piste trompeuse: il est désormais trop cher, trop dangereux, insoutenable comme le prouve l’impasse du stockage des déchets. Et même si on adhère, il est trop long à «délivrer» de l’énergie: il faut minimum dix ans pour construire un seul réacteur. Même symptôme autour de l’illusion de la capture ou du stockage du carbone: ce ne sont que des fausses pistes. Pourquoi s’y aventurer alors que les énergies renouvelables, même sans subvention des Etats, n’ont jamais été aussi bon marché, aussi productives et aussi inventives? Le changement climatique nous oblige à revoir nos modèles énergétiques, nos modèles de production, et l’insupportable fardeau des inégalités qui fait que 1% des plus riches dévorent littéralement notre planète au détriment des plus démunis.

 

Il faut donc changer le système plutôt que le climat?

On est au point d’ébullition. Les crises convergent: finance, sécurité, inégalités, climat… Il faut y répondre par une approche qui comprend que ces crises sont interconnectées et pas isolées. Il faut donc éviter de rafistoler le système, de le maintenir, comme on l’a fait avec la crise bancaire. Il faut au contraire le renouveler, le transformer et le refonder.

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