video: Simone Veil : extrait de son discours marquant sur l’avortement à l’Assemblée nationale


Le Point.fr

30/06/2017          

 

Simone Veil : "Nous vous aimons, Madame"

Par Marion Cocquet

 

Jean d'Ormesson l'avait ainsi accueillie sous la Coupole. Retour sur le parcours de Simone Veil, décédée ce vendredi à l'âge de 89 ans.

           

Derrière elle, un feu de cheminée jette par instants des lumières sur la pierre grise. Nous sommes en 2010, Simone Veil répond à France 5 pour un numéro de la collection « Empreintes ». Pendant l'entretien, elle n'a pas cillé, mais, insensiblement, elle a ramené ses bras croisés sur sa poitrine. À présent, elle les serre contre elle. « Pour survivre dans les camps, il fallait une certaine agressivité, dit-elle. Ceux qui étaient trop bons, qui se laissaient dépouiller, ne pouvaient pas résister. D'une certaine façon, maman et Milou étaient de cette catégorie. C'est peut-être pour ça que je leur ai servi, parce que j'étais plus dure. » Ses yeux d'eau froide se détournent, sa voix reste très calme, elle peine cependant à déglutir.

 

Lorsqu'elle est arrêtée en 1944, puis déportée à Birkenau avec sa mère et sa sœur Madeleine, « Milou », Simone Jacob, qui se fait appeler Simone Jacquier, a 16 ans et vient tout juste de passer le baccalauréat. Ses parents et son frère meurent dans les camps. Libérée au printemps 1945, elle s'inscrit presque aussitôt à la faculté de droit et à l'Institut d'études politiques de Paris, où elle rencontre son futur époux. Antoine Veil, à qui l'on demandait en 1975 ce qui l'avait séduit lors de leur rencontre, répondait : « Sa carrure de caractère, et cette grande vulnérabilité que l'on apercevait dans l'oeil des anciens déportés ». Il poursuivait ainsi sa description de Madame : « sereine », « intransigeante », « charmante », « rigide », « soupe au lait », « primesautière » et « souple ». « Entière ». Elle ajoute, à la même époque : « impertinente, insolente ».

Est-ce cette droiture frondeuse ? Elle fut, malgré de violents orages, une des personnalités les plus aimées et les plus respectées de l'histoire politique française. Elle y fait une très discrète entrée lorsqu'en 1947 Antoine, qu'elle vient d'épouser, rejoint le cabinet de Pierre-Henri Teitgen, vice-président du Conseil. Six ans plus tard, licenciée en droit et diplômée de Sciences Po, elle annonce à son époux qu'elle veut être avocate. Antoine rechigne, elle insiste, finit pourtant par choisir une autre voie : elle est reçue cinquième à l'École de la magistrature.

 

Violence

Devenue en 1956 directrice de l'administration pénitentiaire, elle se rend, plus qu'aucun de ses prédécesseurs, dans les prisons, dont elle dénonce l'état « déplorable », « moyenâgeux », « indigne », et travaille à améliorer le sort des détenus. Elle insiste sur celui des femmes, souvent oubliées des débats ; des membres du FLN, à qui elle assure le statut de prisonniers politiques. Passée en 1962 au ministère des Affaires civiles, elle est chargée du dossier de l'adoption et impose sa conviction : le bien-être de l'enfant doit primer. Elle fait alors sa première expérience de lutte parlementaire, les débats sont houleux. Qu'importe, elle reste droite dans ses tailleurs bien coupés, les cheveux ramenés en un chignon un peu lourd, la voix brève.

 

Lorsque treize ans plus tard, elle reçoit de plein fouet les attaques que sa loi sur l'interruption volontaire de grossesse provoque, elle vacille pourtant. Sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, elle est devenue l'une des rares femmes ministres, en charge de la Santé. À l'Assemblée, après le discours resté fameux où elle pourfend les hypocrisies qui mutilent les femmes, les haines se déchaînent. Un député lui demande quelle différence elle met entre les expériences des médecins nazis et les pratiques qu'elle veut autoriser dans les hôpitaux français. Elle trouve sa porte d'immeuble taguée – « Veil = Hitler » –, la voiture de son mari couverte de croix gammées. Elle dira comprendre les oppositions « sincères » à l'IVG. Pas l'intolérance ni l'« intoxication » des esprits.

 

«J'ai survécu à pire que vous»

Simone Veil ne plie pas. Mieux, elle sort de cette bataille auréolée de respect, encore endurcie. À la même époque, invitée à poser la première pierre d'un monument, elle repousse l'aide qu'on lui propose, applique le ciment d'un coup de truelle et commente, dans un demi-sourire : « Laissez donc, j'ai une technique excellente, c'est ce que je faisais dans les camps. »

 

À son arrivée au ministère de la Santé, Antoine lui a laissé la première place politique : « Quand j'ai vu qu'elle évoluait en Formule 1, je suis retourné au fond de la classe. Je ne voulais pas jouer les Poulidor », confiait-il en 2011, deux ans avant sa mort. En 1979, Giscard d'Estaing offre à Simone Veil la tête de la liste UDF aux élections européennes, les premières au suffrage universel direct. L'une de ses dernières réunions publiques, à Paris, est interrompue par des militants du Front national venus faire le coup de poing ; Jean-Marie Le Pen est dans les rangs. « Je vais vous dire quelque chose, leur lance-t-elle. Vous ne me faites pas peur. J'ai survécu à pire que vous, vous n'êtes que des SS aux petits pieds. » Elle crie, mais reste assise à la tribune, le front haut.

 

Une épée gravée du numéro 78651

Quelques semaines plus tard, elle prend la présidence du Parlement européen sous les applaudissements. Le poste correspond à ses convictions les plus profondes : la construction européenne comme nécessité, l'amitié franco-allemande comme moteur. Elle siégera dans cette assemblée jusqu'en 1993, date à laquelle elle fait une nouvelle expérience ministérielle sous le gouvernement Balladur, en charge des Affaires sociales. En 1998, elle est nommée membre du Conseil constitutionnel. Une seule fois elle sort de sa réserve. Sans surprise : elle appelle à voter oui au référendum sur la Constitution européenne.

Lorsqu'en 2007 elle quitte les sages, près d'un demi-siècle s'est écoulé depuis ses débuts en politique. Elle semble à peine vieillie. Elle confiera ne s'être jamais sentie à l'aise sous les ors et dans les salons, jamais « gaie » non plus, malgré sa curiosité du monde et des hommes. Élue en 2010 à l'Académie française, elle reçoit une épée gravée du nombre 78651 qu'elle porte depuis Auschwitz tatoué sur le bras, et prend le 13e fauteuil – celui de Racine.

 

« L'admiration est très répandue parmi ceux qui se traitent eux-mêmes d'immortels », lui dit Jean d'Ormesson en concluant son discours de réception. « Cette admiration, vous la suscitez, bien sûr, vous-même. Mais, dans votre cas, quelque chose d'autre s'y mêle : du respect, de l'affection, une sorte de fascination. Beaucoup, en France et au-delà, voudraient vous avoir, selon leur âge, pour confidente, pour amie, pour mère, peut-être pour femme de leur vie. Ces rêves d'enfant, les membres de notre compagnie les partagent à leur tour. Aussi ont-ils choisi de vous prendre à jamais comme consoeur. Je baisse la voix, on pourrait nous entendre : comme l'immense majorité des Français, nous vous aimons, Madame. Soyez la bienvenue au fauteuil de Racine qui parlait si bien de l'amour. »

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