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02.04.09 - n° 3318

La sobriété heureuse de Pierre Rabhi
par Olivier Nouaillas

Depuis 1963, dans sa ferme ardéchoise, cet écolo atypique démontre que l'être est plus important que l'avoir.

Pour rencontrer Pierre Rabhi, il faut d’abord ralentir. Oublier les trois heures de TGV à 300 km/h pour aller à Montélimar, l’heure de voiture à 70 km/h sur les routes qui montent dans les monts d’Ardèche, puis, après le village de Lablachère, le trajet à 20 km/h sur un chemin caillouteux et escarpé qui dessert sa ferme de Montchamp. Une belle bâtisse en pierre, dans un paysage magnifique et aride, avec, au fond, la ligne bleue des Cévennes et sur le pas de la porte, pieds nus dans des san­dales malgré le froid hivernal de cette journée ensoleillée, Pierre Rabhi.

Curieux petit homme – « à peine 1,60 m et 50 kg tout mouillé », se décrit-il avec humour – qui vit la plupart du temps retiré du monde, mais dont les thèses aujourd’hui sont débattues, bien au-delà des seuls milieux écologistes. Ses conférences, une cinquantaine par an, aux quatre coins de la France, remplissent des salles par le seul bouche-à-oreille, et la presse, intriguée par le succès de cet écologiste atypique qui parle aussi bien de spiritualité, de jardinage bio que d’insurrection des consciences, multiplie les qualificatifs énigmatiques : « prophète terrien » (Le Nouvel Observateur), « apôtre de l’écologie » (Témoignage chrétien), « jardinier planétaire » (Télérama), « jardinier des ­consciences » (La Croix). À La Vie même, sa présence lors de la dernière université d’été de notre association de lecteurs, à Strasbourg, en juillet 2008, avait attiré la foule des grands jours. À ma gauche, René Valette, ancien président du CCFD et militant passionné de la notion de « développement durable et humain ». À ma droite, Pierre Rabhi, étiqueté partisan de « la décroissance », presque une provocation en ces temps de récession imposée. Et voilà nos deux hommes, encouragés par nos lecteurs, de tomber presque d’accord sur une synthèse hardie : la sobriété heureuse… Quèsaco ?

« C’est la recherche de la modération dans une société globalisée fondée, elle, sur l’avidité, répond-il dans sa ferme de Montchamp. Aujourd’hui encore, en pleine crise économique, on s’acharne à perfuser des milliards pour faire croire que seule la consommation peut sauver le monde. C’est un leurre. Depuis des années, nous avons fondé notre système économique sur des principes erronés : l’“avoir” plus que l’“être”, l’accumulation de biens plus que le partage avec les hommes. Alors que les besoins naturels de la majorité des habitants de la planète ne sont pas satisfaits – se vêtir, se nourrir, se loger –, une minorité a érigé son mode de vie – le luxe, le gaspillage, le superflu – en un idéal de société. Ce “modèle” occidental, dont le capitalisme n’est que l’émanation, est tout simplement impossible à atteindre. Si nous nous mettions tous à consommer comme les Américains, il faudrait six à sept planètes ! » Et de développer ce qui est le thème du livre qu’il est train d’écrire : « La sobriété, c’est d’abord un état intérieur. Moi, ici, en Ardèche, je suis heureux de ne pas être possédé par les choses que je possède. »

Tout a commencé sur ces terres caillouteuses, en 1963, bien avant la vogue du retour à la terre : « Le Crédit agricole ne voulait même pas me prêter les 15 000 F nécessaires à l’achat de cette vieille bâtisse. “C’est pour vous empêcher de courir au suicide”, me disait-il. Il n’y avait ni eau, ni électricité. Avec Michèle, ma femme, nous avons tout construit de nos propres mains, en élevant cinq enfants.» Lui, l’ancien enfant du bled du Sud algérien, devenu ouvrier dans une usine de machines agri­coles de la banlieue parisienne, s’est découvert paysan. « Avant de venir ici, je n’avais jamais entendu parler d’écologie. C’est en évaluant le biotope que nous avions autour de nous, des maigres broussailles, que je me suis dirigé vers l’élevage de chèvres, puis sur la vente directe de fromages sur les marchés. » Le tout sans pes­ticides, ni engrais – « C’était impossible à utiliser dans cette beauté du monde qui m’entourait » –, en produisant son compost et en récupérant l’eau de pluie. Une méthode parcimonieuse et douce qu’il a théorisée sous le nom d’« agro-écologie » et qu’il a exportée bien loin des Cévennes. Spécialiste de la lutte contre la désertification auprès de l’Onu, il a créé des centres de formation à ses méthodes au Burkina Faso, au Sénégal, au Mali, au Niger et au Maroc. Sans parler, en France, des stages d’été organisés par Terre et humanisme, de l’écosite du village vacances des Amanins, dans l’Hérault, et du monastère des moniales orthodoxes de Solan, dans le Gard, qui produisent du vin bio. À tel point que, mis au courant, Daniel, le patriarche de Roumanie, a fait appel à lui pour convertir ses 400 monas­tères à l’agriculture biologique !

Car Pierre Rabhi n’a jamais caché que son combat est aussi d’essence spirituelle. « Jeune, mes lectures favorites m’entraînaient plus vers Bernanos, Péguy, Teilhard de Chardin que Marx. Aujourd’hui, bien que la beauté du Christ m’éblouisse toujours, je ne me réfère à aucune religion. » Dans sa bibliothèque, une pièce aux larges baies vitrées ouvertes sur le sud, les références abondent et se mélangent à la fois : la Bible, le Coran, saint François d’Assise, Gandhi, Krishnamurti, les soufis… Le tout au milieu de livres sur le jardinage, de nichoirs à oiseaux, de semences, de tracts… Et, au visiteur curieux d’en savoir plus sur cette forme de sagesse syncrétique, il tend un unique ouvrage : la Planète au pillage, un livre au titre prémonitoire écrit, en 1949, par Fairfield Osborn, président de la société zoologique de New York, et dont il a obtenu, cette année, la réédition par Jean-Paul Capitani, le directeur d’Actes Sud.

Pour Pierre Rabhi, le plus grave n’est pas la crise économique, mais la crise écologique : « Pour moi, elle s’aggrave dangereusement, notamment dans le domaine agricole. Il y a une dizaine d’années, j’avais déjà recensé quatre préoccupations majeures : l’érosion des sols, les pollutions de l’eau, la dissipation des semences et la disparition des petites et moyennes structures paysannes. Aujour­d’hui, il faudra en rajouter quatre autres, tout aussi inquiétantes : l’effondrement du nombre d’abeilles, la pression des agrocarburants, l’introduction des OGM et le changement climatique. » Face à ces risques, où « la surabondance des supermarchés du Nord a pour corollaire beaucoup trop de pénuries au Sud », Pierre Rabhi prône « l’expérimentation de laboratoires d’intérêt général » : jardiner, acheter bio et local, construire écolo et promouvoir les écoles alternatives, les soins par les plantes, la non-violence, la mise en réseaux…
Pierre Rabhi est de moins en moins un homme seul. Fin octobre 2008, en présence de parrains prestigieux – Nicolas Hulot, François Lemarchand, le fondateur de Nature et Découvertes, et la réalisatrice Coline Serreau –, il lançait Colibris, mouvement pour la Terre et l’humanisme. De lui, ses parrains disent des choses élogieuses : « Malgré nos trajectoires inverses, Pierre est devenu un ami cher, avec qui j’échange des lectures », confie Nicolas Hulot. Avec ce dernier, il a d’ailleurs publié, en 2005, un livre Graines de possibles (Hachette), où ils confrontaient leurs points de vue divergents sur « la société de la modération » et « la sobriété heureuse ». Quant à François Lemarchand, il ne cache pas son admiration pour l’homme : « C’est un être pur, rafraîchissant, détaché des biens matériels. Ce qui ne m’empêche pas de lui dire, moi qui suis plutôt développement durable : “Pierre, tu es bien gentil avec ton truc de décroissance, mais comment veux-tu que je l’applique avec mes boutiques et mes 1 000 salariés ?” Son utopie est nécessaire pour repenser nos modes de vie, surtout dans cette période de crise. »

Bien sûr, on peut s’agacer de la séduction que Pierre Rabhi exerce sur certains de ses adeptes qui voudraient faire de lui un nouveau gourou, mais, à 71 ans, l’homme, pas dupe, est prêt à reconnaître cer­taines contradictions. « Je parcours 45 000 km par an pour faire mes conférences dans une voiture qui pèse plus d’une tonne de matières pre­mières. Et moi, qui ai toujours refusé la télévision pour mes cinq enfants – nous avons utilisé tout ce temps libre pour les éduquer à la lecture et à la musique –, j’en ai acheté une pour mes petits-enfants ! » Surprenant, aussi lorsqu’on apprend qu’il a apposé sa signature au-dessous d’une pétition réclamant « un moratoire de dix ans sur l’implantation d’éoliennes industrielles en Ardèche. Je pense qu’il faudrait d’abord éco­nomiser l’énergie, avant de se lancer dans les renouvelables. De plus, je trouve que ces projets d’éoliennes manquent de concertation avec la population et qu’ils peuvent parfois gâcher des paysages magnifiques, comme en Ardèche. Mais je ne suis pas hostile à certains progrès tech­nologiques. Par exemple, un tracteur pour labourer un champ, c’est quand même mieux que de bêcher. Seulement, on n’a pas besoin d’en changer tous les ans, ni d’y mettre l’air conditionné ! C’est comme le téléphone portable, j’en ai un, mais j’y réponds le moins possible ! »

Sage Pierre Rabhi. Au bout d’une journée passée avec lui – après avoir bu un thé vert, dégusté un pot-au-feu avec des légumes provenant de son potager, touché l’écorce de ses oliviers et de ses châtaigniers, feuilleté ses livres, regardé le ciel bleu de l’Ardèche –, on est déjà content d’avoir ralenti son propre rythme. Peut-être, le début de la sobriété…

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