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19 septembre 2014

Dans un entretien à Slate.fr, le professeur Peter Piot, microbiologiste belge a co-découvert le virus en 1976, estime que l'épidémie ne sera pas vaincue avec une seule stratégie médicale
Par Jean-Yves Nau

«Nous avons perdu un temps considérable. Les bons réflexes n’ont pas été mis en œuvre en temps et en heure. Désormais, la réponse à la situation épidémiologique ne doit plus être du seul ressort de la médecine. Il faut en urgence passer à une réponse d’une toute autre ampleur. Parallèlement à la militarisation de l’action médicale, il faut élargir la mobilisation internationale et onusienne, inclure le Haut Commissariat aux réfugiés et le Programme alimentaire mondial.» 

C’est l’analyse faite aujourd’hui par le professeur Peter Piot, co-découvreur du virus Ebola (en 1976 au Zaïre), ancien directeur d’Onusida (de 1995 à 2008) et aujourd’hui directeur de l’Ecole d'hygiène et médecine tropicale de Londres.

«Je pense avoir été dans les premiers à dire qu’il fallait déclarer l’état d’urgence et une forme de militarisation de la lutte. Et pour être efficace, cette lutte réclame la mobilisation de moyens qui dépassent de très loin ceux qui ont été jusqu’ici mis en œuvre. Outre des forces armées sanitaires, seuls le PAM et le HCR sont à la hauteur de ce défi. Eux seuls ont le savoir faire et le matériel assurant la mise en place et l’intendance de camps de réfugiés pour plusieurs milliers de personnes. Il nous faut changer de perspective et le faire au plus vite. Ebola n’est plus seulement une épidémie, c’est une crise humanitaire majeure. C’est à cette aune qu’il faut désormais agir. Et agir vite.»

Pour Piot, le temps n’est plus où les mécanismes habituels de lutte contre les bouffées épidémiques d’Ebola pouvaient se révéler efficaces –comme les Congolais viennent de le démontrer dans la zone de santé de Boende (province de l'Equateur) où ils ont réussi, sans aide extérieure, à maîtriser une épidémie d’environ soixante-dix cas.

«Face à Ebola, l’isolement des personnes suspectes, la quarantaine des personnes infectées, cela marche, mais uniquement pour des villages, des petites villes, souligne Peter Piot. Rien ne va plus quand on passe à une autre échelle, comme c’est le cas au Libéria, en Sierra Leone et en Guinée. Il y a, bien sûr, la prise en charge et la mise en quarantaine des malades, comme l’a fait et continue de le faire remarquablement MSF. Il faut plus de lits, plus de personnels, plus de matériels. Mais tout cela ne va pas stopper l’épidémie. Le plus grand défi est ailleurs: il est dans l’arrêt de la transmission du virus au sein des communautés, de la population.»

Conspirationnisme

Et ce défi soulève la question de ce que peut être, ici, l’aide de l’extérieur. «Que peuvent, concrètement, faire des bandes de médecins et de soignants blancs pour agir au sein de ces communautés», interroge ce médecin belgen grand connaisseur de l’Afrique noire.  

«C’est là une question d’autant plus redoutable qu’Internet et les réseaux sociaux fourmillent de théories conspirationnistes. L’une des théories qui fait florès fait valoir que ce sont les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) américains qui sont à l’origine de cette épidémie, et ce pour empoisonner les populations africaines. Ce qui permet à l’armée américaine d’intervenir dans les pays infectés…» Sur un mode moins élaboré, cela donne: «Un virus inventé par les Blancs pour tuer les Noirs».

Ces théories reprennent sous de nouvelles formes, racistes, et via de nouveaux canaux de diffusion, les invariants de l’origine, forcément étrangère, de toutes les émergences de nouvelles épidémies. Elles compliqueront de manière considérable les prochaines expérimentations de médicaments expérimentaux et de possibles vaccins, pour l’essentiel développés aujourd’hui dans le monde anglo-saxon.

Dans l’attente, et en dépit des rencontres du Conseil de sécurité et de déclarations onusiennes toujours plus catastrophistes, l’approche «crise humanitaire» souhaitée par le professeur Piot ne semble toujours pas d’actualité. Les seuls mouvements d’importance sont la mobilisation des armées américaine et britannique ainsi que celle de plusieurs centaines de soignants annoncée par Cuba. «Quelques éléments laissent aujourd’hui espérer que le mécanisme onusien va prochainement se déclencher avec mobilisation du HCR et du PAM», confie le spécialiste. 

«Je précise que, contrairement à ce qu’ont rapporté de nombreux médias, ce n’est pas la première fois que le Conseil de sécurité se saisit d’une question sanitaire. La première fois, c’était en janvier 2000 et il s’agissait du sida. Il y a d’autre part déjà des casques bleus au Libéria et en Sierra Leone, deux pays qui sortent à peine de terribles guerres civiles. Ils sont là, présents sur le terrain, et à mon sens il faut au plus vite les former à la gestion de cette problématique sanitaire et élargir leur mandat en ce sens.»

Une Europe «en grand sommeil»

Comment, citoyen belge, analyse-t-on l’attitude de l’Union européenne et de la France  depuis la direction de la London School of Hygiene & Tropical Medicine?

«C’est le grand sommeil. La priorité est donnée à la constitution de la nouvelle Commission. C’est extrêmement décevant quand on sait qu’il existe des personnels, des structures et des fonds européens dédiés aux affaires étrangères, à la coopération et à l’humanitaire. Et cela l’est d’autant plus quand on observe la mobilisation et la coordination des Etats-Unis et du Royaume-Uni vis-à-vis du Libéria et de la Sierra Leone. Tout le monde attend que la France face la même chose en Guinée. On pourrait également mobiliser les forces de l’Allemagne, dont l’armée n’est pas offensive mais dispose de moyens sanitaires.»

A moyen terme, le Pr Piot et les spécialistes londoniens ne partagent pas les prévisions des CDC américains, qui prévoient jusqu’à 1,4 million de cas d’Ebola en janvier prochain. Ils les jugent péchant par catastrophisme et sont plus proches des estimations de l’OMS publiées dans The New England Journal of Medicine daté du 23 septembre, et qui tablent sur 20.000 cas début novembre. 

Il lui semble toutefois inévitable que les mesures indispensables de confinement et de mises en quarantaine d’un nombre croissant de personnes soulèvent et soulèveront immanquablement des questions relatives à la privation de libertés civiques. 

«Cela n’a rien de véritablement nouveau et l’histoire de la lutte contre de nombreuses maladies infectieuses montre qu’il faut parfois en passer par là, déclare-t-il. La priorité doit être donnée à l’intérêt de la collectivité et à la sauvegarde de la nation.»

«Au-delà de la nécessité de l’intensification de la lutte contre Ebola, notre grande crainte est que cette maladie infectieuse devienne endémique dans les pays où le virus est en train de s’implanter. Que l’on ne parvienne plus à l’éradiquer, conclut-il. On évoque parfois le risque de mutations qui le rendraient transmissible par voie respiratoire. C’est fort peu vraisemblable. Des mutations peuvent certes survenir, mais elles pourraient aussi le rendre moins virulent, avec des taux de mortalité inférieurs à ceux, très élevés, que l’on observe aujourd’hui.

Mais quelle que soit l’hypothèse qui prévaudra, la question qui nous est posée aujourd’hui est redoutable. Faute d’avoir pris les bonnes mesures suffisamment tôt, des millions de personnes sont désormais exposées au risque de contamination. Aussi devons-nous réinventer les stratégies classiques de lutte mises au point quand elles n’étaient que quelques centaines ou quelques milliers. Réinventer dans l’urgence les modalités de la lutte –et ce jusqu’à ce qu’un vaccin efficace et sans danger soit enfin disponible et qu’il puisse être utilisé à grande échelle.»

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