Le Monde.fr
01.04.2014

Le témoignage du général Tlass sur les manipulations sécuritaires de Damas

Né en 1961, originaire de la petit ville de Rastan, entre Homs et Hama, le général Ahmed Tlass est diplômé de l'Académie de police et docteur en sciences politiques. Après plus de vingt ans à la direction de la section financière de la police du gouvernorat de Hama, il a été nommé, en 2008, directeur du Bureau des contrats au ministère de l'intérieur, à Damas.

A la tête de ce bureau lors du déclenchement de la révolution, le 15 mars 2011, le général Tlass a été témoin de l'intérieur de la façon dont « les membres d'une cellule placée sous l'autorité du chef de l'Etat en personne ont délibérément cherché à provoquer l'escalade de la violence. » Il occupait encore ce poste lorsqu'il a décidé, le 27 juillet 2012, de prendre ses distances avec un pouvoir dont il ne parvenait plus à accepter les agissements.

Le général Tlass est aujourd'hui réfugié à Amman, en Jordanie, où ses confidences ont été recueillies par François Burgat, chercheur CNRS à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman et porteur du programme WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World) soutenu par le Conseil européen de la recherche (ERC).

Cet entretien a été publié, en quatre parties, sur le blog du Monde « Un oeil sur la Syrie » de l'ancien diplomate Ignace Leverrier.

UN ÉTAT DE L'OMBRE

« Il existe en Syrie, un Etat au cœur de l'Etat. Un Etat au cœur d'un Etat déjà sécuritaire… d'où proviennent des ordres adressés à certains éléments en particulier, sans respecter les hiérarchies mais en les court-circuitant. Autrement dit, ce ne sont pas toujours les chefs des militaires et des membres des services de sécurité déployés sur les lieux qui sont à l'origine des ordres de tirer pour tuer auxquels obéissent les hommes placés en principe sous leur autorité!»

La véritable instance décisionnaire est composée « d'officiers appartenant à différents services, choisis un à un, nominativement, qui sont spécialement affectés à cette tâche et qui travaillent au palais présidentiel ». Elle est « présidée par Bachar Al-Assad en personne. Et c'est son avis qui y prévaut ». Ces officiers invisibles sont intervenus dans la répression de nombreuses manifestations pacifiques, donnant l'ordre de tirer pour tuer, et ont organisé des attentats spectaculaires pour prévenir le ralliement de la population à la contestation.

la première partie de l'entretien

LA VICTOIRE DES RADICAUX SUR LES MODÉRÉS

« Au printemps 2011, il aurait été possible de contenir le mouvement de protestation qui se développait dans le pays. Mais il aurait fallu, pour ce faire, entendre ce que réclamaient les manifestants, à Deraa, à Homs, à Hama… Il aurait fallu leur fournir des réponses raisonnables et leur laisser espérer une solution à leurs problèmes. Au lieu de cela, on a usé à leur égard d'une violence que leur comportement ne justifiait pas. »

« Tous les (...) tenants d'une stratégie modérée au sein du pouvoir ont progressivement été marginalisés. (...) En revanche, les 'radicaux' avides de se battre et de tuer, sont tous restés en place. » A Homs notamment, « certains officiers alaouites radicaux – je m'excuse de devoir parler de cette manière que je réprouve pour les autres et pour moi-même – 'voulaient du sang'… ». Ils ont réussi à imposer leurs vues au sein de l'Etat, au détriment de ceux qui prônaient la retenue.

la deuxième partie de l'entretien

DES ÉLÉMENTS AGITATEURS DANS LES MANIFESTATIONS

Le 1er juillet 2011, un immense rassemblement réunit plus d'un demi-million de manifestants à Hama. Le général Ahmed Tlass assiste aux événements, en compagnie des responsables de la ville, depuis la terrasse du siège local du parti Baas. 

« Les hommes chargés d'assurer la sécurité étaient massés en bas, dans le même bâtiment. Ils observaient la manifestation. Le gouverneur avait formellement interdit d'ouvrir le feu. Toutes les manifestations précédentes s'étaient déroulées dans le calme. Mieux encore, au terme des manifestations, des jeunes gens étaient revenus sur les lieux avec des balais pour procéder au nettoyage des rues empruntées. »

« La manifestation est donc passée devant nous sans aucun dérapage. Aucun des manifestants n'était armé. Mais, alors que la foule était parvenue sur la place de l'Oronte, à près de 300 mètres de l'endroit où je me trouvais, des coups de feu ont éclaté. Ils provenaient, selon une enquête de la police à laquelle j'ai eu accès, d'une vingtaine d'éléments, 22 exactement de la sécurité militaire, auxquels s'était joint un membre de la sécurité d'Etat. » Aucune enquête n'a jamais été ouverte contre eux.

Le 18 avril 2011, lors d'un sit-in de jeunes dans le centre-ville de Homs, des émissaires ont été dépêchés pour négocier leur évacuation des lieux. « Mais, alors que les discussions se poursuivaient, des agents des moukhabarat jawiyeh – le service de sécurité de l'armée de l'air – qui avaient été dépêchés depuis Damas pour 'disperser des voyous', ont commencé à mitrailler la foule. Ils ont fait des dizaines de morts. Ils obéissaient à l'ordre de tirer à vue qui leur avait été donné par de hauts responsables sécuritaires.»

la troisième partie de l'entretien

DES ATTENTATS PERPÉTRÉS PAR LE RÉGIME

Fin 2011 et début 2012, des attentats spectaculaires secouent Damas. Le premier attentat s'est déroulé le 23 décembre 2011, devant le siège de la sécurité d'Etat à Kafr Sousseh. D'autres ont suivi, le 17 mars 2012, devant le siège du service de renseignements de l'armée de l'air, les moukhabarat jawwiyeh, et devant celui de la sécurité criminelle… « Toutes ces opérations spectaculaires ont été le fait du régime », assure le général Ahmed Tlass. 

L'attentat du 17 mars 2012

« S'agissant de l'attentat contre le service de renseignements de l'armée de l'air, il faut préciser d'emblée que le bâtiment était vide. Il était gardé, mais, dans la perspective de l'attaque, il avait été vidé de son mobilier et ses occupants évacués. Comme les caméras de surveillance l'attestent, le minibus qui a sauté devant son mur d'enceinte était resté parqué deux jours près du lieu où il a ensuite explosé… La télévision a présenté les cadavres de 25 victimes. Deux ou trois d'entre elles au plus avaient été tuées dans l'attentat. Elles passaient malheureusement par là. »

L'attentat du 23 décembre 2011

« L'un des attentats du 23 décembre 2011 avait pris pour cible le siège de ce qu'on appelle Far' Al-Mintaqa de la sécurité d'Etat (renseignements généraux). Quelques minutes après l'explosion, le général Rustom Ghazaleh, directeur de cette branche, était déjà sur place. Les médias officiels ont affirmé que l'opération avait fait 45 morts, ce qui est un record. Mais je puis vous assurer que la majorité des personnes censées avoir péri à cette occasion étaient en réalité décédées ailleurs et autrement. (...) Il ne fait aucun doute que cette affaire-là aussi a été montée par le régime. Certains officiers des services de renseignements disent même en privé leur conviction que l'ordre de mener de telles opérations provient de Bachar Al-Assad en personne. »

« D'où venaient alors les cadavres ? Ils avaient tout bonnement été amenés sur les lieux. L'un de mes amis m'a raconté qu'un commerçant de sa connaissance, à Homs, est propriétaire d'un camion réfrigéré. Il lui sert au transport des fruits et légumes. Les moukhabarat sont allés le trouver et lui ont ordonné de les suivre avec son véhicule. Ils se sont rendus à l'hôpital militaire de la ville qui fait face à l'Académie militaire appelée Ecole de guerre. Il a garé son camion à l'intérieur de l'hôpital et on l'a prié d'attendre. Ils ont ouvert le camion et y ont entassé des cadavres. Puis ils lui ont dit de prendre la route pour Damas où ils l'ont escorté et où les cadavres ont été débarqués. Le lendemain, les attentats ont débuté, montrant des corps en décomposition... »

la quatrième partie de l'entretien

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